Michel CHASLES Qu'est-ce qui peut rendre un homme intelligent idiot ? C'est la question posée par Michel Chasles (1793-1880), Polytechnicien, membre de l'Académie des Sciences, bref un grand savant français qui, par nationalisme, se vit entrainer à la fin de sa vie dans une aventure ridicule. En 1865, alors âgé de soixante-douze ans, il se mit en tête de prouver à l'Académie que la gloire de Newton était usurpée et que le Français Blaise Pascal avait découvert bien avant lui les grandes lois de l'univers. Ce fut un scandale. L'Angleterre s'émut, mais Chasles avait ses preuves : des lettres de Pascal lui-même où tout était dit avec quarante ans d'avance sur Newton. Puis, avec d'autres pièces, il démontra que Huyghens avait lui-aussi volé sa gloire : ce n'était pas lui qui avait aperçu le premier les satellites de Saturne. Ce fut à la Hollande de protester. Expertises et contre-expertises se succédèrent, mais Chasles découvrait chaque semaine de nouveaux documents et les versait au dossier. Bientôt, on sut le fin mot. Il était la victime d'un médiocre escroc, Denis Vrain-Lucas, qui, une à une, lui avait vendu pour cent quarante mille francs et "pour qu'elles restent en France" vingt-sept mille trois cent quarante-cinq lettres extraordinaires, mais toutes fausses puisque Vrain-Lucas les avait fabriquées lui-même. L'histoire n'aurait rien de bizarre si ces lettres avaient offert la moindre vraisemblance, mais comment un homme comme Chasles, cultivé, intelligent, a-t-il pu se laisser berner un seul instant par des faux aussi grossiers et délirants ? Il y avait là, tenez-vous bien : Une lettre d'Attila au général des Francs ; Une lettre d'Eschyle à Pythagore ; Une lettre de Thalès au roi des Gaules ; Un défi de Jules César à Vercingétorix ; Cent trente-cinq lettres de Charlemagne ; Vingt-cinq lettres de Lazare à l'apôtre Pierre ; Une lettre d'Alexandre le Grand à Aristote ; Deux lettres signées Jésus Christ ; Une lettre de Ponce Pilate à Tibère ; Une lettre de Socrate à Euclide ; Une lettre de Judas Iscariote à Marie-Madeleine ; Un défi de Charles Martel au duc des Maures ; Une lettre de Clovis devant Tolbiac ; Une correspondance inconnue d'Héloïse et d'Abélard ; Une lettre de Dagobert à saint Éloi ; Cent quatre-vingt quatorze lettres de Jeanne d'Arc ; Trente-cinq lettres de Christophe Colomb à Rabelais ; Deux lettres du Cid au roi de Navarre, et d'autres missives de Socrate, Phèdre, Néron, Ovide, Platon, Dante, Ignace de Loyola, Shakespeare. Voilà les fabuleux autographes pour lesquels Chasles s'était ruiné afin de les conserver à la France, pays auquel tous ces textes portaient hommage de quelque façon. Mais le plus étonnant de tout, c'est que toute cette correspondance était rédigée dans une espèce d'invraisemblable galimatias voulant évoquer le vieux français : c'est ainsi que Vercingétorix, Pythagore et Cléopâtre parlaient français. Le Christ lui-même… Deux exemples édifiants : une lettre de Cléopâtre à Jules César, et une autre du même César à Vercingétorix. "Cléopâtre, royne, à son très aimé Jules César empereur. Mon très aimé, nostre fils Césarion va bien. J'espère que bientost il sera en estat de supporter le voyage d'icy à Marseilles où j'ay dessein le faire instruire, tant à cause du bon air qu'on y respire que des belles choses qu'on y enseigne. Je vous pris donc de me dire combien de temps resterez encore en ces contrées, car j'y veux conduire moy mesme notre fils et pour prier par ycelle occasion… C'est vous dire, mon très aimé, le contentement que je ressens lorsque je me treuve près de vous, et, en attendant, je prins les dieux avoir vous en considération. Le XI de mars, l'an de Rome VVIX, CLÉOPÂTRE" "Julli Cesar au chef des Gaulois. J'envoy devers toy un mien aimé qui te dira le but demien voyage ; je veux covrir de mes souldats la terre qui t'a veu naistre. C'est en vain que la voudras défendre. Tu es brave, je le say, mais aussy le serai, s'il plaist aux dieux ; ains rend moy les armes ou prépare toy à combattre. Ce VI des Kal de Julius, JULI CESAR" |